│nouvelle, revue Pièce Détachée #3, 2020│
« Je ne sais pas même recoudre un bouton. »
Celui de sa chemise, le quatrième en partant du col, ne tarderait pas à lâcher prise. Il tremblotait au bout de son fil comme l’angle de ma bouche à la fin du nerf.
Je m’entendis prononcer cet étrange aveu et le regrettai aussitôt. J’aurais aimé rompre le silence de façon moins incongrue, plus engageante surtout, mais faire la conversation me donnait décidément autant de fil à retordre que de repriser, pédaler dans un virage ou éplucher des topinambours. Cependant, l’homme en question ne parut pas s’en formaliser. À l’évidence, il ne s’encombrait pas des formules ou des protocoles, et commença même à disserter sur ses boutons de manchettes, non sans emphase : j’avais donné matière à filer à un fibulanomiste ! J’étais sauvée, et dès lors son otage. Afin de bien les voir, il me tendit ses poignets mousquetaires ainsi qu’un détenu à qui l’on doit ôter les menottes : nul besoin de fil ou d’aiguille avec ces boutons-là. Etre ambidextre pouvait aider, cela dit. Il m’invita ensuite à regagner la pièce d’à côté, en me tenant bien la jambe. Comme il ne m’avait pas demandé d’ôter mes chaussures, je contournais naturellement les tapis.
Je compris définitivement que je ne rougirais plus des blancs de la conversation quand il improvisa un éloge du chevron et du fil-à-fil. La traversée du couloir laissait bien peu de place au doute : l’homme en question était d’abord un homme à collections. Tout du long, un cortège de chemises, classées de la plus foncée à la plus claire, sur des portants que j’espérais pour eux extensibles, nous guidait vers la sortie (un point lumineux qui devait être le salon). Toutes étaient de seconde-main, dénichées à la sueur du front, et pour la plupart de confection anglaise, gage d’un tissage double-retors à l’élégant tombé, cette qualité de tissu n’empêchant malheureusement pas le jaunissement des cols (si je connaissais une astuce miracle, que je la lui donne).
En plein milieu d’une diatribe contre la cravate et les poches de poitrine, il me demanda, succinct, si j’avais faim : après tout, il m’avait invitée à dîner ! Deux truites entières se regardaient en chiens de faïence – de Moustiers, la faïence – et attendaient leur heure qui serait la nôtre. L’horloge de parquet, maligne et déréglée, refusait de nous la donner. Quoi qu’il en soit, j’étais découragée à l’idée de parer un poisson sans le tuer une seconde fois : le pauvre aurait fini tout débraillé. Je soumis donc l’idée de faire mariner encore un peu le moment du repas.
Dès lors libéré de toute préoccupation alimentaire, et autorisé à poursuivre ses détours, il disparut derrière une tenture qui devait bien cacher quelque chose. Il reparut en effet avec une cassette métallique, à mi-chemin entre la caisse à outils et le coffre-fort, fermée à l’aide d’une petite clef rouillée. Il devait s’en servir souvent : c’était le seul objet de la pièce dépourvu de poussière. Elle recelait d’une impressionnante variété de boutons, bien entendu classés par siècle, forme, matière et couleur. Ceux dédiés aux manchettes se distinguaient toutefois par leur système d’attache : tous, siamois, reliés l’un à l’autre par une tige ou une chaînette. J’éprouvais une admiration certaine, et beaucoup de tendresse, à la vue de tous ces petits compartiments comme autant de combinaisons possibles. Ils m’évoquèrent ces centaines de boutons de rechange que j’entassais pour ma part sans aucune méthode, et sans non plus la prétention de m’en servir un jour. Je les détachais pourtant systématiquement des vêtements neufs, au cas où, avant de les jeter pêle-mêle dans ce haut vase en cristal où les fleurs ne devaient jamais plus languir.
J’écoutais avec l’attention lâche du confort sa parole danaïde. L’inventaire se propageait dans la pièce qui avait gardé sa tapisserie d’origine et tout son sérieux. Racornis, les incunables avaient l’air contrariés de n’être pas les seuls doyens de l’assemblée ; un détecteur de métaux coiffé d’un haut-de-forme se moquait gentiment d’eux. En fin de compte, la seule nouveauté, ici, c’était moi. Au moindre de mes mouvements, la chute d’un objet – voire de piles entières – me paraissait inévitable. Aussi veillais-je à bouger le moins possible, vissée sur le canapé à oreilles. J’essayais de ne pas me laisser impressionner par la renversante hauteur sous plafond, mais me demandais, au fond, comment les murs pouvaient tenir debout. Les portes, d’instinct devenues portants, et dès lors bien incapables de sortir de leurs gonds, croulaient quant à elles sous la charge des manteaux. À la force des poignées, elles supportaient aussi quantité de mallettes tandis qu’un groupe de bois de cerfs, autonome, se faisait la courte échelle. Enfin, des pantalons, toutes jambes écartées, se vautraient sur un prie-Dieu polyvalent, tout à la fois chevalet, valet de chambre, sèche-serviettes, et cale pour fenêtre (la seule encore accessible étant celle de la cuisine).
Le temps passe comme une arête dans la trachée.
La chambre sentait le fauve, et probablement la truite avariée. Je mis la pointe des pieds hors des draps ; ils heurtèrent la baignoire. Ce que je pris pour une descente de lit était en réalité la tenue que j’avais choisie avec tant de cérémonies, en vue du premier rendez-vous. Elle m’apparut froissée, et tout à fait accessoire. Sans chercher à la fermer, j’enfilai plutôt la chemise de celui qui dormait encore, telle une darne. Comme je le pressentais, en cuisine, la poissonnaille ne nous avait pas attendus pour se réveiller. C’est en retenant ma respiration que je vidai un litre d’eau qui avait dû être gazeuse autrefois. J’ouvris la fenêtre avant de repartir en sens inverse, en sautant d’un tapis à l’autre, évitant ainsi les échardes. Le bouton, qui avait tenu bon jusque-là, finit par céder. Je l’entendis rouler je ne sais où.
Il se sera fait une place parmi les meubles.

la revue Pièce Détachée, 2020
Je remercie une nouvelle fois Maud Bachotet (fondatrice à toute épreuve !),
et Manon Fargeat pour la direction artistique.

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